Le débat sur l’impact du numérique sur l’économie s’accélère et se densifie dans notre pays. Deux lois sur le numérique sont en préparation, après la parution d’une multitude de rapports, documentés et stimulants, mais restés pour l’essentiel lettre morte. Cantonnée, Il y a peu de temps encore, aux secteurs de la presse, de la musique, du voyage, la prise de conscience de la transformation profonde engendrée par le web réveille aujourd’hui l’éternel débat sur la vitesse de la transformation induite par la technique. Comme à chaque étape de l’histoire humaine, la mise en tension des structures qu’implique l’émergence d’un nouveau système socio-technique bouscule l’ordre établi, déstabilise les pouvoirs, ravive les fractures sociales, remet en cause les hiérarchies et l’équilibre des territoires. Et inquiète tous ceux qui ne comprennent pas le mouvement et craignent, souvent à raison, d’en être les victimes ! La destruction créatrice de Schumpeter est en marche. Elle est violente et rapide d’autant plus qu’elle n’obéit pas à un plan prévisible et pré-établi comme nous les aimons dans notre pays marqué par la centralisme de notre culture politique et économique.

Néanmoins, la révolution numérique, en dépit de son caractère spectaculaire, n’est, comme les révolutions techniques qui l’ont précédé, qu’une œuvre humaine. Elle n’est pas magique mais résulte de l’action conjuguée de forces maîtrisables. Il est donc possible, et même absolument indispensable, de l’analyser avec lucidité. Il faut d’abord comprendre pourquoi cette révolution, venue d’ailleurs, nous heurte particulièrement en France, avant d’esquisser les pistes d’une prise en compte active de cette dynamique sur notre territoire.

1. La révolution numérique est rapide et violente

Le tempo de cette transformation est imposé par les leaders nord-américains.

La santé insolente que manifeste les leaders du GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) est une provocation pour l’économie européenne et l’aveu d’un cruel échec pour ce respectable terroir qui a dominé pendant plus de deux siècles l’économie mondiale par son talent et sa capacité d’innovation. En 2000, l’Europe s’était donné comme objectif pour 2010 de devenir leader dans la science et la technique ! En effet, il n’y a plus, après l’échec de Nokia, aucun point lourd dans les techniques numériques en Europe ! Parmi les entreprises du CAC 40, aucune n’appartient à ce courant des champions du web. Et on peut admettre que seuls Orange et Cap Gemini, Alcatel Lucent étant absorbé par Nokia, portent les couleurs de cette nouvelle vague d’informatisation, avec de pâles valeurs de capitalisation : 43 et 14 milliards €. Et cette domination n’est pas prête de se ralentir car les licornes, entreprises ayant dépassé une capitalisation boursière d’un milliard de dollars, se développent à toute vitesse aux Etats-Unis. Plus d’une centaine de ces entreprises sont ainsi apparues depuis 2014. Si toutes ne réussiront pas, il est clair que certaines viendront grossir le rang de leurs aînées ou seront absorbées.

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Les jeux sont faits : la Silicon Valley est devenue le centre du monde économique du XXIe siècle. La capitalisation boursière atteint, en novembre 2015, des niveaux jamais atteints : 651 milliard $ pour Apple, 500 milliards $ pour Google, plus de 300 milliards $ pour Facebook et Amazon. Seul, Apple vaut autant que les dix premières entreprises du CAC 40. Avec les profits de son année fiscale 2014-2015, soit 53,4 milliards $, Apple a battu le record du plus haut niveau de profits jamais atteint en une année dans l’histoire économique. Ceci représente 79% des bénéfices des entreprises du CAC 40 pour l’année 2014!

Dans le chaudron neuronal californien, où abondent les talents et les capitaux, s’invente, dans le style décontracté inimitable des tycoons californiens, l’économie de demain. Et rien n’est trop beau ni laissé au hasard : ni le nouveau siège d’Apple, ni la nouvelle ville de Facebook, ni l’appétit omnivore de Google pour le futur. L’ambition et la certitude d’avoir raison animent cette nouvelle génération d’entrepreneurs qui bousculent tous les establishments en imposant leurs codes. Leur vocation est de développer leur influence dans tous les secteurs, sans frein à leur appétit, sans précaution pour laisser vivre en dehors de leur écosystème les audacieux qui refusent d’y entrer. Le gagnant emporte toute la mise sans rien laisser aux concurrents. Cette logique d’universalité doit servir le bien de l’humanité car les tycoons ne sont pas avares de déclarations généreuses. Le « moon shot » est là et prend le pouvoir politique comme l’a démontré le rejet d’une proposition anti-Airbnb à San Francisco. Le moonshot, par similitude avec le programme Apollo, consiste à adopter des solutions radicales tant sur le plan technique qu’organisationnel, sans précaution majeure ni pour la prise de risque ni pour la rentabilité à court terme. Les pratiques fiscales des barons de la nouvelle économie sont opaques et ni dans les pays où ils opèrent ni même aux Etats-Unis, ces géants du web ne figurent pas parmi les entreprises citoyennes exemplaires. Mais est-ce vraiment différent des Carnegie et Rockfeller en leur temps, sinon que leur terrain d’action est mondial et qu’ils pénètrent beaucoup plus profondément les consciences que pouvaient le faire les rois de l’acier, du chemin de fer et du pétrole ? La logique d’un entrepreneur est d’exploiter, sans état d’âme, tout le terrain que lui laissent ses concurrents… et le législateur.

Les conséquences sociales sont considérables

La disruption – mot clef de ce et début de XXIe siècle – est un tsunami qui s’attaque à tous les secteurs économiques. Bien sûr la construction des fondations de l’internet a nécessites près de trois décennies pour créer, progressivement, ce réseau mondial universel. Mais l’accélération a été déclenchée par l‘irruption d’un nouvel objet. Le premier smartphone. L’iPhone, doté de fonctionnalités qui faisaient sourire en 2007 comme la géolocalisation, ou un appareil photo, a mis entre toutes les mains un puissant ordinateur, mobile et connecté au réseau internet. Passer de quarante années d’informatique « assise », coûteuse, lourde, complexe à une informatique « debout », ergonomique, mobile, accessible et géolocalisée, a créé une brèche spatio-temporelle dans laquelle se sont engouffrés développeurs et entrepreneurs pour inventer un monde poussé par la recherche de solutions utiles et simples à la plupart des problèmes de la vie quotidienne. Sans intermédiaires, grâce à l’idée géniale des magasins d’applications gratuites ou peu onéreuses, ils distillent l’élixir de la transformation numérique de la société directement vers les utilisateurs qui s’en emparent avec délectation, parce que c’est simple, utile et… pas cher ! Ce phénomène défie les lois de l’économie car la plupart des enteprises porteuses de ces nouveaux services ne gagnent pas d’argent en dépit d’une capitalisation boursière pharaonique. Néanmoins elles bousculent les secteurs établis, les forcent à s’adapter ou à disparaître.

Citons quelques exemples. AirBnB, né en 2008, s’est développé ainsi de façon virale, sans autorisation, sans prévenir. Et sans que personne n’ait vraiment vu le phénomène se développer, sauf les pourvoyeurs d’espaces – promus « hôtes »- et leurs clients, ravis d’une telle aubaine, AirBnB capte des millions d’utilisateurs et, en pertes, génère un revenu de moins d’un milliard $ pour une capitalisation boursière de 24 milliards $. En 2020, l’entreprise devrait enfin être rentable ! Or tout peut changer dans ce secteur très ouvert…

Pour étendre son spectre d’activités, Google investit des milliards de dollars. Google, qui est désormais fractionné en plusieurs entités légales, sous une nouvelle holding, Alphabet, a nommé le pape de l’intelligence artificielle à la tête de son département de recherche, Ray Kurtweil, et fait de nombreuses acquisitions dans le domaine des robots, comme Boston Dynamics, spécialisé dans les robots militaires. la boulimie de Google est incommensurable mais son alimentation en cash est permise par une activité tout ce qu’il y a de plus classique, la publicité.

Les structures politiques sont ébranlées

Pour la première fois dans l’histoire, l’innovation ne connait pas de frontière et se déplace instantanément, sans délai, entre les pays, supprimant l’avantage comparatif que donnait aux pays développés leur avance technique. Le développement des télécommunications bouleverse la séquence historique de développement. La totalité des habitants de la planète accède maintenant au téléphone mobile, et bientôt, grâce aux smartphones à bas prix qui se vendent par centaines de millions, bénéficiera de tous les services du web. Les gouvernements ne peuvent que constater que la révolution numérique se fait sans eux, sans leur autorisation et hors de leur contrôle.. Si le Parlement européen s’émeut, et vote en novembre 2014 une résolution pour démanteler Google, l’entreprise ne se plie pas pour autant aux exigences européennes.

Peu de dirigeants ont encore intégré le fait numérique dans leurs pratiques

Si les Français adorent les technologies numériques pour leur usage personnel, les pratiques en entreprise et dans la vie publique sont en retrait par rapport à cet engouement individuel, même si, au fil du temps, on observe des changements significatifs de comportement. Les images du bureau de François Hollande sans ordinateur et noyé sous les parapheurs ont choqué. Il n’est pas le seul à parler du numérique, pour les autres. Les dirigeants français ont dans l’ensemble raté la seconde vague de la révolution informatique, celle des années quatre vingt-dix avec les ERP. Ils trouvent aujourd’hui qu’avoir une stratégie « digitale » est beaucoup plus chic que de faire de l’informatique, activité reléguée au rang définitif et peu enviable de « centre de coûts ». Si utiliser un mot anglais permet d’avancer la prise de conscience, tant mieux. Mais il ne faudrait pas que ce soit un leurre de même nature que l’e-commerce au début des années 2000. Car si techniquement le numérique ne se dissocie pas de l’informatique, culturellement il n’en est rien. Là où l’informatique permettait d’accroître la productivité de l’existant, le numérique consiste à remettre en cause, ou simplement ignorer, cet existant pour inventer tout autre chose.

Bien peu de dirigeants acceptent l’idée que la révolution numérique est avant tout une révolution managériale qui s’appuie sur la compétence de la totalité des collaborateurs avec un minimum de technostructure et d’encadrement. La révolution numérique, c’est une large décentralisation avec des équipes petites, autonomes connectées en réseau. C’est la réactivité privilégiée par rapport au plan et au budget venus d’en haut. La reconnaissance ne se fait pas par la hiérarchie mais par les pairs. C’est une incitation permanente à l’initiative et au non-conformisme. On ne tue pas une idée, on l’améliore ! C’est une remise en cause radicale du système hiérarchique pyramidal, ses rituels et ses ordres.

La révolution numérique bouscule emplois et compétences

La désintermédiation, qui a désormais un nom, « ubérisation » est un processus simple et efficace. C’est pour cela qu’elle s’impose dans tous els secteurs. Elle consiste à supprimer tous les intermédiaires inutiles d’un processus pour délivrer un résultat, rapidement, efficacement et pour le moins cher possible. Le réengineering des processus, activité phare des années quatre vingt-dix se fait désormais de façon beaucoup plus radicale en mettant en place un outil informatique, une plateforme d’intermédiation, qui met en relation directe émetteur et récepteur La désintermédiation est aussi connexe à la dématérialisation. Comme le support physique n’est plus utile à l’accomplissement de la fonction, la production de l’information suffit. Et elle est immatérielle, peu coûteuse et se prête à tous les traitements qui assurent la traçabilité et le contrôle du dénouement physique et économique de la transaction.

Avec la suppression de fonction physique de production, de diffusion et de contrôle, ce sont des centaines de milliers d’emplois industriels et tertiaires qui sont d’ores et déjà supprimés ou encore seulement menacés. Les exemples sont multiples dans l’édition musicale, la presse, la photographie.. .Prenons l’exemple d’un produit récent qui fut innovant, le Compact Disc, diffusé à partir de 1982. Editer un CD à partir d’un fichier numérique, le presser, l’emballer, le transporter, le distribuer dans des points de vente représentait un grand nombre de tâches matérielles et l’utilisation de ressources physiques – papier, carton, plastique, stockage, véhicules, manutention – que la diffusion en un clic du même fichier sur un serveur supprime définitivement. Aujourd’hui les magasins de disques ont quasiment disparu, à l’instar du célèbre HMV à Londres, plus grand magasin de disque du monde, ouvert en 196 et fermé en 2014. Il en est ainsi dans les guichets, les points de vente, les caisses de supermarché, les bureaux… Il est bien naturel que les emplois directement associés à ces tâches physiques disparaissent également. Mais la logistique impose encore beaucoup de main-d’œuvre et Amazon propose un nouveau type de contrat de travail, Flex, pour ses livreurs occasionnels aux Etats-Unis. Il s’agit d’utiliser sa propre voiture, sans couverture sociale, pour livrer quand on le veut dans un périmètre restreint pour 18 à 25 $ de l’heure. Les initiatives de ce type se multiplient dans tous les métiers, sapant sans bruit les bases historiques du salariat.

Bruissante, tumultueuse, sans égards pour le passé, la révolution numérique apporte à tous et bouscule tout le monde. Elle n’est nullement morale ou vertueuse par elle-même, s’inscrivant dans une longue histoire de l’innovation, mais elle peut le devenir si elle sert l’intérêt général.

2. A la recherche d’un nouvel équilibre

Le monde numérique n’est pas une abstraction théorique : c’est le monde physique d’avant auquel a été ajouté une couche nouvelle, pratique, esthétique, conviviale, permettant de faire rapidement et de façon simple des tâches souvent très basiques. Même si se prendre en photos sur Instagram ou s’envoyer des messages sur WhatsApp sont des activités qui absorbent beaucoup de temps, cela ne suffit pas à construire le monde de demain, qui sera aussi matériel. Les acteurs du numérique ne s’y trompent pas. C’est bien dans le monde physique que l’économie continue de se développer. Concevoir, produire, distribuer, consommer, se déplacer sont autant de tâches que le numérique contribue à faire évoluer mais qui demeurent, pour l’essentiel, physiques. Ce n’est pas un hasard si le président Obama a clairement annoncé à l’ouverture de la COP 21 que l’avenir de l’énergie résidait dans les géants du web, et que Bill Gates lance une fondation pour financer les travaux dans ce domaine. Cette initiative « Mission Innovation / Clean Tech » vise à financer les travaux destinées à trouver des solutions bas carbone dans l’énergie. La révolution numérique ne se joue pas seulement dans le monde étroit des « producteurs  de plateformes », elle se joue quotidiennement dans tous les secteurs d’activité en instillant dans les pratiques anciennes les idées neuves permettant de faire mieux pour les personnes et pour la planète. Or le web, décentralisé, fondé sur le fait que chacun est à la fois émetteur et récepteur des réseaux interactifs s’installe dans le paysage institutionnel comme étant le modèle de ce qu’il faut faire dans toutes les activités. Reconnaitre que l’intelligence est dans le réseau et non plus seulement dans le centre est une remise en cause de la pensée fondatrice du système hiérarchique pyramidal. Par vagues, l’utopie fondatrice du web se développe dans des secteurs bien lointains de ceux qui l’ont vu naître, l’énergie par exemple. Si le coeur de la forteresse du web est bien tenu par les tycoons milliardaires de la Silicon Valley, tout le reste est à conquérir. Il reste toutefois à démontrer que les entreprises du XXe siècle sauront s’adapter suffisamment vite avant que les leaders du web ne s’emparent de leurs domaines. Or ils ont prêts à le faire. La course est engagée.

 

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Centrale solaire dans le désert de Mojaves aux Etats-Unis

Disrupter les disrupteurs

Le monde du web n’est pas figé. Les positions, même dominantes, ne sont pas définitivement acquises et les changements de pratiques des utilisateurs sont rapides. Aussi les contre-attaques sont possibles en trouvant de meilleures idées de produits et de services, de chaînes de valeur, d’alliances ou d’interfaces techniques. C’est souvent dans le détail que se fera la différence. La contre-offensive des secteurs conventionnels est engagée. Il est intéressant de voir comment G7 a réagi contre Uber en améliorant son service de façon rapide sur les mêmes plans que son compétiteur : paiement par carte, voiture impeccable, chauffeur attentionné. Mais G7 est allé plus loin avec le service de desserte des aéroports Wecab qui permet, avec un prix fixe, de partager le véhicule avec une autre personne pour réduire le coût par passager, mais aussi l’encombrement et les émissions. Le groupe Accor a engagé une riposte autant contre Booking que contre Airb’nb. La SNCF ne cesse d’améliorer son service numérique en dématérialisant totalement titres de transport et cartes d’abonnements. Les banques installées sont les premières à développer les services numériques en ligne. Il ne faut pas se réjouir des coups portés contre les entreprises du CAC 40, car c’est un système global qui assure notre prospérité qui est menacé. Il faut au contraire pousser les entreprises du XXe siècle à se transformer, parfois radicalement comme le fait avec talent la Poste depuis dix ans.

Ainsi, le journal montréalais de langue française, La Presse, fondé en 1884, vénérable institution de plus de 130 ans, a inventé un nouveau support numérique qui allie un format mobile original, la qualité rédactionnelle et la richesse de l’iconographie. Séduisant les annonceurs avec ce nouveau support, la Presse +, le journal numérique est rentable ce qui va permettre dès janvier 2016 de supprimer le coûteux format papier en semaine. Comme le déclare Jean-Marc de Jonghe, vice-président numérique de la Presse, l’objectif est de fournir « quelque chose de pertinent dans la vie des gens. » La technique doit s’effacer au service du sens.

Si l’économie européenne a perdu la bataille des plate-formes, elle n’a pas perdu celle du sens et c’est là où se situe véritablement la compétition de demain. Les techniques sont fragiles, volatiles, les fortunes obtenues par les tycoons ne sont pas pérennes, d’autres viendront changer cet ordre. Mais ce qui est pertinent c’est l’usage de la technique dans la vie des gens. Et sur ce point il n’y a pas de barrière ! Les brillantes jeunes pousses françaises comme Withings et Netatmmo, Criteo et Sigfox, Blablacar et Drivy doivent continuer leur essor et trouver les relais de financement leur permettant d’atteindre la taille mondiale sans céder aux milliards de dollars que la Valley peut avancer sans problème pour les ingérer.

Libérer les initiatives

La révolution numérique n’est pas venu du sommet de la pyramide. Elle s’est développée de façon anarchique, en rupture et à partir de la base. L’histoire de l’internet et du web est une histoire continue de prise de risque par des jeunes gens irrévérencieux dont beaucoup sont aujourd’hui devenus milliardaires, mais beaucoup également ont échoué. Ce n’est pas une longue marche tranquille. L’échec est même devenu culte dans la Silicon Valley ! Et  on innove d’autant plus que l’on a rien à perdre, sans  base installée, sans usine, sans distributeur, sans procédures figées. Il faut donc encourager systématiquement la prise de risque technique et économique en oubliant le vieux principe de précaution qui impose un business plan sur trois ans. Comme la mise initiale est très souvent faible, le risque est également faible, mais il faut multiplier les pistes. Le financement collaboratif est bien adapté à l’amorçage, mais le déploiement et l’industrialisation exigent des fonds plus importants, et plus solides.

Plus que l’argent, c’est l’esprit d’innovation qui doit guider. Essayer sans cesse, échouer, corriger, repartir, c’est la méthode de travail qui doit s’appliquer à toutes les idées, et pas seulement au monde des start-up. Le respect de la prise de risque doit être encouragé dans toutes les entreprises, et surtout à l’école et dans le secteur public. Notre vieux principe républicain d’égalité devant le service public a conduit de fait à multiplier les inégalités par l’ignorance des différences de fond. A situation inégale, traitement égal ! Seule l’expérimentation décentralisée permet de valider des hypothèses de départ et de corriger l’action, au fil du temps, par touches continues et non pas par grandes réformes centralisées au déploiement improbable. Pratiquer à grande échelle « le crédit d’intention » fondé sur la confiance, gagé sur la formation, nourri par la transparence, coûte beaucoup moins cher à la communauté que la méfiance et le contrôle a priori.

Reconnaître les innovateurs

L’innovateur est forcément déviant : c’est celui qui ose autre chose qu’appliquer la « doxa », c’est celui qui se moque, de fait, des situations installées et du pouvoir en place. « On a toujours fait comme ça » est une pensée couramment admise dans tous les cadres professionnels. Mais quand tout bouge, cette posture confortable devient une imposture maléfique. « On a jamais fait comme ça et on va essayer » doit devenir le mode normal de fonctionnement des structures.

Il est clair que cette logique se heurte non pas à la résistance individuelle des personnes, mais à celle des organisations figées dans leur fonctionnement conventionnel. Mais une organisation n’existe pas en tant que telle, elle existe à travers un ordre structuré de relations de pouvoir. Changer cet ordre, c’est donc forcément prendre le risque sinon de changer les personnes au pouvoir, au moins l’exercice du pouvoir, et c’est là où se situe l’allergie au changement. C’est la raison pour laquelle les grandes entreprises qui ont réussi ont beaucoup de peine à innover en profondeur, comme le décrivait dès 1997 Clayton Christensen dans son ouvrage « The Innovator’s Dilemma ». Les entreprises bien gérées et qui réussissent ont beaucoup de difficultés à changer ce qui a fait leur succès et qui peut provoquer leur perte.

L’innovateur « paradoxal » reconnaît les faiblesses et les risques et n’hésite pas à bousculer les tabous de la pensée unique que les entreprises pratiquent aisément. Ce n’est certainement pas à lui qu’il faut couper la tête !

SourceJean-Pierre Corniot
Jean-Pierre Corniou
Analyseur de systèmes, consultant en innovation et transformations, professeur associé @Paris_Dauphine