La disruption dans la communication de marque est-elle obligatoire ?

La disruption a le vent en poupe. Ce concept paraît avoir aujourd'hui envahi le monde de la com, du marketing et des start-up. Être disruptif semble représenter une espèce de solution miracle au succès, mais qu'en est-il réellement ? Les marques doivent-elles être prudentes avec la disruption ? Est-elle à consommer avec modération ?

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La disruption(1) a le vent en poupe. Ce concept paraît avoir aujourd’hui envahi le monde de la com, du marketing et des start-up. Être disruptif semble représenter une espèce de solution miracle au succès, mais qu’en est-il réellement ? Les marques doivent-elles être prudentes avec la disruption ? Est-elle à consommer avec modération ?

Disruption, disruptif, disruptive sont en effet des mots très à la mode en ces temps de transformation digitale. Ont fleuri ça et là des agences de communication qui se définissent comme étant disruptives, on voit des profils Twitter affublés du hashtag #disruptif qui est un peu mis à toutes les sauces, entre #growthacking et #peredefamilleheureux…

Mais qu’en est-il vraiment de cet aspect disruptif, et dans le fond, l’usage qui en est fait aujourd’hui est-il vraiment judicieux ? La Vision avec un grand V, à laquelle est censée mener la disruption, ne doit-elle pas en réalité précéder celle-ci pour ne pas faire courir le risque à la marque de s’enfermer dans un schéma qui serait par trop éloigné de ses valeurs profondes ?

La disruption c’est quoi ?

Le principe de disruption en marketing qui apparaît au cours des années 1990 remonte en réalité à 1984(2)… Ce n’est donc pas tout neuf, et le principe de disruption, loin d’être un gadget, représente la clé de voûte d’une stratégie marketing audacieuse. Alors comment expliquer que ce terme soit aujourd’hui sur-utilisé, galvaudé ai-je envie de dire, au risque de faire perdre de vue la vraie question stratégique lorsqu’on parle marketing et communication ?

La disruption est une approche stratégique de la communication qui vise à prendre à contre-pied les conventions, à instaurer une rupture (disruption) afin de permettre à la marque de se différencier. Et tout ce processus mis en branle doit permettre de dégager une « vision » en faveur de la marque… C’est dans le fond une démarche extrêmement vertueuse en terme de communication, à condition d’en maîtriser les rouages.

Et les marques, à l’heure où les consommateurs sont plus que jamais en quête de sens, n’ont que peu d’intérêt à perdre leurs clients ou leurs prospects avec des ruptures incessantes et/ou dénuées de sens.

En politique, certains ténors font de la « rupture » un cheval de bataille, si bien qu’à terme, il peut leur arriver de voir le sens général de leur discours se brouiller. Car se proclamer de la rupture permanente fait courir le risque de créer la confusion dans l’auditoire, de rendre le fond partiellement incompréhensible, et finalement cette rupture tant attendue finit par les desservir.
En marketing, le problème qui se pose est identique, mais concerne les marques.

Et les marques ont tout intérêt à user de la disruption avec discernement !

La « Disruption » a le vent en poupe

Depuis le milieu des années 2000, la disruption est devenue très tendance. De nombreuses catégories socio-professionnelles se la sont vivement accaparée. La disruption est devenue tellement trendy que tout le monde semble vouloir la faire sienne : les politiques, les scientifiques, les documentaristes… Le Pape François ne serait-il pas un peu disruptif, lui aussi ?

Vous voulez voir votre coefficient persuasion augmenter drastiquement, définissez-vous comme disruptif, vous verrez, on vous écoutera.

Au départ, la disruption concerne les domaines de la communication et du marketing et s’applique aux aspects stratégiques de ceux-ci. Mais depuis quelques années des glissements s’opèrent, et on parle volontiers d’économie disruptive (Uber, Airbnb). La disruption devient alors un motif, un modèle, que l’on est en mesure d’appliquer à différents secteurs. On peut alors commencer à parler de sciences ou de technologies disruptives(3), de médecine ou de cuisine disruptive, etc…

Globalement, ce qui ressort de cet usage récurrent du terme, c’est  une volonté qui se généralise d’aller contre les conventions et les usages ; et c’est tout. Cela ne semble pas aller bien plus loin en réalité. Exit la Vision à laquelle l’approche disruptive est censée mener. Le but ultime de la disruption semble aujourd’hui réduit à vouloir seulement changer de paradigme sans apporter forcément la vision novatrice réellement nécessaire à un changement profond : seuls des changements sur le plan de la forme semblent se dessiner.

Où est donc le « why » dans cette pléthore de démarches disruptives ?

Je regardais une vidéo datant de 2013, vidéo dans laquelle la disruption est au cœur du débat, et plus j’écoutais, plus je me demandais en quoi Airbnb et Uber étaient disruptifs…
D’accord, le modèle économique est complètement disruptif, ça, c’est indéniable. Il n’y qu’à voir les récentes manifestations de taxis pour prendre la mesure du niveau de disruption économique que représente le modèle Uber. Tellement disruptif qu’il en devient un motif et qu’on en arrive à parler un peu partout d’ubérisation de la société… Côté économique, il y a disruption, à n’en pas douter.
En revanche, sur les autres aspects de leurs activités, j’avoue avoir de la difficulté à dégager un quelconque aspect disruptif : l’usage d’une appli-mobile en 2013 n’est plus vraiment disruptif. S’abonner à un service en ligne, est-ce bien disruptif ? Hein ?  Aller taquiner les concurrents directs sur leur secteur, ce serait ça, la disruption ? Ou alors, le fait que l’usage de ces applications mobiles entraînent de profonds changements sociétaux représenterait la Vision du projet dont je parlais plus haut ? Non, faut arrêter.

En gros, concernant Uber et Airbnb dans cette vidéo, et pour résumer, si disruptif signifie identifier un manque dans un secteur, dégager du modèle existant un constat et élaborer à partir de ces constatations une stratégie concrète pour exploiter un marché de niche, alors, oui, ces deux-là sont hyper-disruptifs. Mais en réalité, il ne le sont pas plus que les milliers d’entreprises ou d’entrepreneurs exploitant une niche.

On est encore bien loin, me semble-t-il, de ce qui caractérise la véritable disruption.

La véritable disruption mène à une vision globale puissante et novatrice qui bouleverserait la communication de tout un secteur et rendrait tous les autres types de communication existants obsolètes ou inefficients.

Dans les années 1990, les magasins Virgin ont créé en terme de communication une véritable disruption en passant de simples disquaires, magasins vendant des livres et des disques, à des « temples de la culture jeune ».  Avec cette approche on en revient complètement au « why » dont parle Simon Sinek(4), ce « why » qui fait l’essence même de Virgin et qui constitue les fondements philosophiques de l’existence de ses mega-stores.

La disruption, en marketing doit se situer exactement là, au niveau de la communication, afin de proposer une vision en adéquation avec les valeurs de la marque. Et pas ailleurs !

Disruption, standard, convention et sérendipité

Pratiquer la disruption en amont de toute communication est une très bonne chose. Mais, vouloir en faire une raison d’être est non avenu, l’ériger en marotte servant à sur-vendre un service marketing ou une prestation ne sert absolument à rien, ou encore essayer de voir en la disruption une espèce de solution ultime à toute communication n’a aucun sens.
Aussi, lorsque je vois des agences, ou des agents s’intitulant disruptifs, j’ai mal à mon codex.

La disruption n’est pas une pratique, c’est une méthode, c’est un processus de réflexion s’imbriquant dans une stratégie audacieuse !

Les surréalistes étaient en disruption avec tout : l’art, la poésie, la politique, les courants de pensée. S’ils ont été générateurs de merveilleuses innovations, tant sur le plan esthétique que philosophique, ils se sont cramé les ailes à vouloir user et abuser de la rupture. Vient un moment, où après un « carré blanc sur fond blanc » (Malevitch), et un définitif monochrome blanc (Twombly), il ne reste plus grand-chose à se mettre sous la dent en terme de rupture minimaliste(5)

A l’opposé , des standards, qui tirent leur raison d’être de l’uniformisation (ce qui est une bonne chose), permettent entre autres de sauver des vies (icônes pour sorties de secours standardisées dans tous les pays) ; ils assurent aussi une homogénéité dans les échanges et les flux, financiers ou informationnels ; ils accélèrent les performances dans certains secteurs hyper techniques, collaboratifs et mondialisés… Bref, les standards sont nécessaires. Vouloir systématiquement être en rupture avec eux est dangereux à terme.

La convention, qui relève de l’usage, et non de la structure comme les standards, est plus malléable. Il est plus aisé de jouer avec les conventions, les habitudes. Mais il peut s’avérer dangereux de jouer avec certaines d’entre elles. C’est en cela que la disruption doit être approchée avec méthode, et accompagnée d’une réflexion sociologique et philosophique profonde. Et tout le monde ne peut pas se targuer d’avoir cette approche pondérée de la disruption.

Enfin, les plus belles et plus surprenantes découvertes, qui ont encore aujourd’hui, même pour les plus anciennes, des échos dans nos vies quotidiennes ont été le fruit de la sérendipité : la découverte de l’Amérique par Colomb, l’iode par Courtois,  Le champagne par Dom Pérignon, la dynamite par Nobel, etc.
C’est toujours en cherchant à atteindre un but clairement identifié, en suivant généralement une méthode novatrice, que la découverte s’est faite à la marge de la recherche. Et c’est cet aspect là qu’il faut retenir : « à la marge ».  La disruption ne fait que rebondir sur les éléments clairement identifiés d’un contexte, social, économique, scientifique, ou politique…

La disruption représente une extraordinaire opportunité de se démarquer… à condition d’en respecter les règles fondamentales !

La disruption en elle-même ne saurait se définir comme une finalité. L’étude en profondeur des schémas et patterns d’un marché doit précéder toute tentative de disruption. Car elle permet, en comptant pourquoi pas sur la sérendipité, d’aller chercher à la marge les véritables innovations, celles  qui changeront les comportements en communication, en politique, en science…  Elle ouvre de fabuleuses perspectives pour peu qu’elle soit utilisée comme il se doit : comme un moyen et non comme une fin en soi, comme on le voit beaucoup actuellement, qui fait de la rupture une raison d’être.

La disruption, lorsqu’elle se nourrit des bons critères de différenciation, ouvre des perspectives vraiment incroyables à tous les entrepreneurs, à leur DRH, aux marketeurs de tous poils, aux scientifiques un peu barrés, aux politiques progressistes…

Elle offre un champs de possibles incommensurables, tous propices à changer durablement et efficacement notre société, la communication au sein de celle-ci, et les modes d’échanges qui la traversent.

Appliquée à la communication et au marketing, à défaut d’être une panacée, la disruption représente en tous les cas une étape incontournable du processus stratégique de toute communication de marque ou d’entreprise. Même si la rupture n’est pas retenue dans la communication finale, il faut à tout le moins l’avoir envisagée, l’avoir évaluée, confrontée, mise en doute…

Être disruptif dans une communication de marque n’est pas obligatoire

Ce qui l’est en revanche, c’est d’avoir envisagé, formulé et évalué cette disruption afin de proposer la communication de marque la plus en adéquation avec la philosophie profonde, avec le pourquoi de la raison d’être de la marque. Car c’est ça l’objectif !

Or, aujourd’hui, mettre ainsi la disruption à toutes les sauces, dans une espèce de novlangue marketing insipide, n’importe où, n’importe quand, et n’importe comment, sur une espèce de piédestal virtuel, c’est la vider de sa substance énergétique de base : la rupture bienfaitrice.

Car si la rupture est partout, il n’y a plus de rupture et plus rien alors ne tient, et les conventions que l’on voulait héroïquement briser risquent à terme de reprendre le dessus pour remettre un peu d’ordre dans toute ces disruptions sans fondement…
Est-ce là un risque qui vaut la peine d’être pris ?

 

Notes

(1) : Au départ, le sens du terme « disruption » en anglais,  est « confusion », « désordre » et c’est seulement par glissement qu’il est devenu « rupture ». Ce n’est donc pas un terme anodin, et il faut voir dans cette idée de rupture quelque chose de définitif sur lequel on ne pourra pas revenir. En 1995, déjà, Clayton M. Christensen parlait d’innovation disruptive.
(2) : Jean-Marie Dru, père de la disruption en communication (1996) parle déjà de « saut créatif » en 1984… La différence ? Au risque de vous décevoir, il n’y a pas vraiment de différence entre le saut créatif et la disruption : les deux proposent d’aller au-delà de ce qui fait déjà.
(3) : Comment changer le monde et le rendre meilleur avec une approche disruptive, telle est la prétention de l’approche de cet ouvrage : Disruptive science and technology, Mary Ann Liebert
(4) :  Simon Sinek, spécialiste de la communication, du management et de entrepreneuriat présente son Golden Circle dans cette vidéo que je conseille vivement
(5) : cela n’a rien à voir avec la disruption (quoique), mais je vous invite à lire cette réflexion du monde de l’art sur l’affaire du baiser infligé au monochrome de Twombly
Patrice ROMEVO
Chef de Projet Web depuis plus d'une décennie, développeur front-end spécialisé dans Wordpress depuis un bon lustre, Graphic Designer à ses heures, mais aussi rédacteur qui écrit parfois entre les lignes... Il nourrit un amour particulier pour le sens profond des mots et des choses. (Identité, Web, Content marketing, Debian lover).

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