par Alexandre Counis – Les Echos – 27 décembre 2015

Gilles Babinet est « digital champion » depuis juin 2012. Son rôle est d’aider la France et la Commission européenne à promouvoir les avantages d’une société numérique ouverte à tous.

Aujourd’hui, où en est la France digitale ?

Si l’on prend l’indicateur du capital-risque, l’année 2015 sera un millésime en très forte croissance contrastant ainsi avec une année 2014 en recul même si nous ne sommes pas les premiers en termes d’investissement en Europe. La BPI, qui était encore en période de rodage l’an dernier, représente désormais à elle seule environ 40 % des fonds investis, et est présente dans un tiers à une moitié des tours. C’est louable, mais cela crée deux risques : sur la qualité de l’investissement, d’abord ; sur sa pérennité ensuite. Issue d’une volonté politique, la BPI reste sujette à une remise en cause, même partielle, à l’occasion d’une alternance, ce qui a déjà été observé par le passé.

La France n’est pas les Etats-Unis, où depuis Al Gore en 1993 l’Etat Fédéral s’astreint à une absolue continuité sur sa politique d’innovation, maintenant un niveau d’investissement très substantiel. En France, il serait à présent souhaitable de mettre en place des mesures très structurelles qui permettent au capital privé de prendre la main, par une adaptation de la fiscalité et de la régulation.

Quels sont les autres bons points que vous décerneriez à la France ?

La French Tech certainement : cela a permis de bâtir de réels écosystèmes de taille critique. Les 200 millions d’euros, qui n’ont ne semblent d’ailleurs pas avoir été débloqués en totalité, ont eu la vertu de condenser le capital humain, en réunissant les acteurs locaux à Lyon, Grenoble, Bordeaux, Lille, Rennes, Nantes, Toulouse, ou Paris, etc. Tout cela fonctionne vraiment plutôt bien.

Cette réussite, que l’on doit au départ à l’initiative de Fleur Pellerin, a médiatiquement fait apparaître la France au niveau international aux cotés de London Tech City et de Berlin. Les prix remportés au CES par nos start-up, les investissements annoncés en France par le président exécutif de Cisco John Chambers, les articles constatant le réveil de la France dans le Financial Times, le WSJE ou Wired ont changé l’image du pays. Le budget débloqué par l’Etat pour faire la com de la French Tech a fait le reste.

Pourtant, le baromètre de l’Union européenne place la France dans le milieu de peloton des pays européens (15ème sur 28)…

Ces chiffres me semblent assez contestables, car le temps que l’Insee produise ces données et qu’Eurostat les compile avec ceux des autres systèmes de statistiques en Europe, ils sont publiés avec deux ans de retard. Tout l’effet French Tech, par exemple, n’y figure pas.

Que reste-t-il à faire pour permettre à la France de progresser  ?

Les pays champions du digital ont pour ainsi dire toujours les mêmes caractéristiques : un accès facilité au capital, un système éducatif de grande qualité, et des zones d’innovation « clusters » de taille critique. Sur l’accès au capital, l’ISF reste une aberration qui privilégie le capital dormant, comme les forêts ou les oeuvres d’art au détriment du capital investi dans l’outil productif.

Pour l’instant, il est très difficile de créer des « family offices » en France, ce n’est pas normal. Sur le plan de l’éducation, nous rentrons dans une « société de la connaissance ». On peut donc penser que les nations qui sauront massifier une éducation de qualité y seront les gagnantes. Or, notre système est clairement défaillant.

En quoi le système éducatif doit-il s’améliorer ?

Il faut notamment remonter le niveau en primaire, largement insuffisant, développer la cognition, la collaboration, l’éveil… Quant à l’enseignement supérieur, il repose sur des écoles d’élite qui forment des jeunes excellents mais beaucoup trop peu nombreux : 25,000 par an toutes écoles confondues.

Par comparaison, Oxford, l’une des nombreuses universités de classe internationale du Royaume-Uni, diplôme à elle seule 30,000 élèves par an. Réformer l’université par l’autonomie et l’ouverture sur l’extérieur (dont le monde des start-up) n’est pas une option, mais une absolue nécessité. Or, on est loin du compte.

Les entreprises françaises ont-elles fait leur transformation digitale ?

Même s’il y a une réelle prise de conscience, depuis un peu plus d’un an, de la magnitude de cette révolution, les entreprises françaises sont encore trop timorées. Souvent, on considère que la révolution digitale c’est de la technologie. Or, c’est avant tout un nouveau modèle de management qui permet l’innovation, la créativité et la prise de risque avec moins de hiérarchie. Sur ce sujet, les entreprises françaises ont encore du chemin à parcourir…

Et sur l’open data, où en est-on ?

Il y a encore des rigidités. En France, 67 % des fonctionnaires considèrent l’ouverture à tous des données publiques comme une menace, alors que la même proportion pense précisément l’inverse en Suède. En Slovénie, Estonie, Lituanie, Finlande, ou au Royaume-Uni, la culture de l’e-administration est beaucoup plus développée. La France est au-dessus de la moyenne européenne, mais encore loin des premiers de la classe.

SourceLes Echos
Gilles Babinet
Auteur de plusieurs ouvrages ayant trait au numérique, il a fondé et dirigé plusieurs start-up. Il est également le « digital champion » pour la France auprès de la Commission européenne.